Chronique tangeroise – Ibn Batouta par Hersen Rivé
Aujourd’hui, Ibn Batouta donne son nom à l’aéroport de la ville, avec un sentiment de fierté relative plutôt que modeste. Avait-il les mêmes yeux humides et pétillants en narrant ses exploits que celui qui raconte ses virées avec les Rolling Stones ? Avait-il peut-être la même pudeur que celui qui ne détaille pas ses dîners avec Paul Bowles mais se régale de les mentionner ? Celui qui prétend que son aïeul avait guidé et soigné Matisse inspire-t-il la même méfiance qu’un explorateur du quatorzième siècle ?
Dans un café dominant toute la casbah, donc le tombeau discret d’Ibn Batouta, un vieux Tangérois me fait part des doutes qui entourent ce héros antique et me raconte ses propres frasques avec lui aussi, sa bonne foi comme seul atout persuasif.
Il y a ici quelque chose d’unique, c’est cette façon de raconter les années sulfureuses avec l’objectif généreux de vous faire rêver. Les grands écrivains ou le plus grand groupe de rock anglais ne représentent pas grand-chose dans l’esprit des autochtones. La simple joie de vous voir rêver quelques instants motive cette envie de partage. C’est en cela que Tanger n’a pas changé. On se souvient des personnalités dont la dimension humaine et le charisme dépassaient l’œuvre et la notoriété. Il y a toujours autant de peintres, des poètes et des musiciens qui se cachent ici. Ils vivent simplement et nul ne sait si l’une ou l’un ne connaîtra la gloire dans quelques décennies. D’autres générations viendront alors déambuler ici pour tenter de percer, en vain, le mystère de leur inspiration.
Selon les témoins privilégiés, William Burroughs n’était qu’un pauvre américain drogué et sale parfois charmant, souvent odieux. On le tenait à l’écart autant que possible, on changeait de trottoir avant de le croiser. Il est très fréquent que ceux qui vous le racontent le confondent avec un de ses visiteurs américains de passage.
Brian Jones était le gamin sympa et bohème du Café Baba. On le savait connu en Europe mais on n’a jamais imaginé faire jouer les Stones à Tanger.
C’est le comportement énigmatique des Tangérois qui incite à penser que les fantômes sont toujours là. Ces esprits ne sont ni des morts vivants ni des revenants. Ils sont là, créatifs, discrets et anonymes comme l’ont toujours été les artistes qui se réfugient dans cette cité où l’ego, la critique, la subvention et les cérémonies n’existent pas. Ils créent sous l’influence de tous leurs sens que ce lieu unique réveille.
L’argent n’a pas d’odeur, Tanger en a tellement.
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