Il est des êtres qui croisent notre route quelques heures, voire un ou deux jours maximum, et que l’on n’oubliera jamais. Le poète Christophe Tarkos est de ceux-là. Lorsque nous nous sommes vus à Die en 1995, il accompagnait Katalin Molnár au Salon du livre d’Europe Centrale et Orientale où j’étais moi-même invitée en tant que traductrice de littérature hongroise. J’ai su plus tard qu’il écrivait aussi. Nous avons bu des canons dans les cafés de cette charmante petite ville des Alpes où nous étions accueillis comme des rois, capitale de la Clairette, un vin blanc mousseux très sympa que nous avons éclusé avec les écrivains russes, moldaves (la Moldavie était l’invitée d’honneur cette année-là) tchèques et hongrois bien sûr.

Dans cette ambiance un peu survoltée et polyglotte, où il était sans cesse question de littérature, Christophe est apparu comme un elfe sérieux à l’esprit d’une agilité incroyable. Il nous contemplait de ses grands yeux pensifs et rebondissait sur nos propos, nous lui en traduisions certains, mais il devinait les autres et intervenait avec un humour décalé qui nous enchantait.

Par la suite, j’ai découvert qu’il était poète. Son nom apparaissait dans la presse et cela me faisait plaisir. Mais je ne me suis pas rendue à sa lecture, où j’aurais pourtant aimé lui reparler de nos folles discussions de Die, car c’était justement le soir où je sortais tard du boulot, ou j’avais mal à la tête, ou il faisait trop froid et c’était trop loin, enfin une raison absurde qui fait qu’on préfère être chez soi. Alors j’ai acheté ses livres et j’en ai été bouleversée. Il est publié par P.O.L.

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Et un triste jour, j’ai appris qu’il était parti pour le Paradis des poètes… Quel choc ! C’est toujours injuste de partir jeune, mais avec une telle oeuvre encore à construire, cela paraît encore plus injuste…

 

 

Il aurait eu 50 ans aujourd’hui, cela fait 10 ans qu’il n’est plus là, son éditeur vient de publier L’Enregistré, un CD et DVD où on le voit et on l’entend lire ses textes. Ses textes bondissants où les mots se bousculent, tournent sur eux-mêmes, partent et reviennent, ses textes faits pour être dits, martelés car ils frappent physiquement, à la syntaxe renversée et renversante, parfois répétitifs dans leur sémantique mais à la grammaire irrespectueuse où le signifiant des mots se heurte à leur signifié et d’où jaillit la poésie comme la fulgurance de la vie, une vie qui cherche à vivre en dépit de tout.

Extrait de Caisses, recueil publié en 1998 :

Une passoire à manche pour les pâtes, je ne sais pas si je vais passer à travers, en attendant longtemps, je ne sais pas si je passe à travers en attendant longtemps sur la passoire à manche pour passer les pâtes, je ne sais pas si, en attendant dessus longtemps je ne passerai pas à travers en passant petit à petit dans le carton, je reste longtemps, je ne sais pas si je passe, je ne sais pas si je passerai à travers l’alternance du rayon de soleil et du gel, passerai-je, en attendant longtemps, je ne sais pas si je vais traverser sans vouloir, je ne sais pas si je pourrai passer à travers la vitre en restant longtemps à côté, en attendant assez de temps à côté de la vitre, je serai de l’autre côté de la vitrine, je serais passé, je reste contre la langue, je ne sais pas si j’arriverai à traverser la langue, je reste longtemps contre la langue, je ne sais pas si j’arriverai à passer longtemps à travers la langue jusqu’au cerveau en restant assez longtemps sur la langue.