Charlotte Delbo : Aucun de nous ne reviendra
On connaît tous le nom de Charlotte Delbo, mais qui l’a lue ?
Et bien, je viens de lire le premier de ses trois ouvrages réunis sous le titre Auschwitz et après et je dois dire que je ne m’attendais pas à ce style concis et précis où alternent poésie, descriptions neutres, chapitres très courts et chapitres plus longs, très construits sans en donner l’air, très maîtrisés. Car en effet, comment décrire l’indescriptible, narrer l’inénarrable, dire l’indicible ? Charlotte Delbo ne cherche nullement à analyser ou commenter la réalité irréelle qu’elle a vécue à Auschwitz, mais nous la fait comprendre, au sens propre du terme, c’est-à-dire com-prendre, prendre avec nous, fait intégrer en nous ce que nous n’avons pas connu : la barbarie, la cruauté humaine poussée à son comble, le désespoir total mais aussi la camaraderie, l’entraide, la solidarité, extrêmes dans ce lieu de mort.
Bref rappel biographique
Née en 1913, Charlotte Delbo s’engage dans la résistance intérieure en tant que militante communiste, avec son mari. Arrêtés tous les deux, ils ne vivront pas le même destin : son mari est fusillé, elle est déportée à Auschwitz en 1943 puis à Ravensbrück.
Aucun de nous ne reviendra paraît en 1965 et sera le premier d’une série d’ouvrages que Charlotte Delbo consacre à la déportation, à l’instar de Primo Levi et de Robert Antelme. Il s’agit de témoigner, non pas au nom de celles qui ne sont pas revenues et qui mouraient, muettes, disant juste : »Je vais claboter », mais parce qu’elle a survécu, l’une des 49 du convoi de 230 femmes, déportées politiques.
Alors elle décrit ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, sans jamais juger ses bourreaux. Et nous voyons ce qu’elle désigne : la kapo qui met dehors l’agonisante qui râle en pleine nuit ; le SS qui, voyant qu’en traversant le ruisseau pour aller travailler le matin, Charlotte en a profité pour puiser de l’eau avec sa gamelle tellement elle a soif, envoie son chien patauger pour faire remonter la vase et qu’elle ne puisse pas boire de cette eau souillée le soir ; les camarades qui donnent du courage quand on n’en peut plus : »Mets-toi derrière moi, qu’on ne te voie pas. Tu pourras pleurer. » ; en hiver, les 1500 femmes en rang par 5 pendant l’appel qui dure des heures, placent leurs mains sous les aisselles de celle qui est devant elles pour essayer de se réchauffer.
Chaque matin, Charlotte voudrait se laisser glisser dans la mort : »La mort me rassure : je ne la sentirais pas. « Tu n’as pas peur du crématoire, alors pourquoi ? » Qu’elle est fraternelle, la mort. Ceux qui l’ont peinte avec une face hideuse ne l’avaient jamais vue. » Mais chaque matin, elle voit passer sur une petite civière les mortes du block 25, celui des malades et des femmes devenues folles dans cet univers où règnent l’arbitraire et le désespoir. Elles sont nues car leur vêtement peut servir à une autre, dans une mince couverture d’où dépassent leurs jambes et leurs bras décharnés, leur petite tête rasée. Et chaque matin, « la répugnance l’emporte. », Charlotte ne veut pas finir sur cette petite civière, alors les autres sont mortes aussi pour elle. Et quand elle est emportée malgré tout, il y a Viva qui la ramène vers la vie : tomber pendant l’appel, c’est ne pas se relever. Elles forment un petit groupe solidaire où chacune veille sur l’autre et devine, à des signes à peine perceptibles, que l’autre se laisse emporter du mauvais côté. Elles se pincent les joues pour avoir l’air en pleine forme quand le médecin vient faire son inspection, s’encouragent à courir quand les SS le demandent, s’entraînent dans la marche à la sortie et la rentrée au camp pour ne pas tomber en route non plus…
Plus qu’un poème, il s’agit d’une élégie, ode à celles qui ne sont pas revenues, mémoire rapportée de l’enfer en dépit de tout pour le décrire car, conclut Charlotte Delbo : « Aucun de nous n’aurait dû revenir. »