Quel rapport ? Tous traduits par Gabriel Rebourcet !

J’ai rencontré ce génie dans la belle ville d’Arles, où les langues finno-ougriennes étaient à l’honneur aux rencontres annuelles de traducteurs. Pendant deux jours et demi en effet, les traducteurs se rencontrent en Arles, à la Toussaint, pour des tables rondes, des ateliers, des conférences et bien sûr, des déjeuners et des dîners. Cette année-là, nous fêtions les 10 ans de ces rencontres avec l’Association des Traducteurs Littéraires de France. Au dîner de fête, je me suis retrouvée avec les traducteurs d’estonien et de finnois, moi qui étais traductrice de littérature hongroise. Gabriel venait de traduire le Kalevala, l’épopée des Finlandais, qu’Elias Lönnrot avait compilée dans les campagnes.

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Voici encore le cas d’une épopée transmise oralement de générations en générations et finalement figée dans la forme que nous connaissons actuellement depuis 1835. Jusqu’à la remarquable traduction de Gabriel Rebourcet, très audacieuse car respectueuse des rythmes de l’épopée et du lexique ancien, voire archaïque, nous avions la traduction un peu ardue de Jean-Louis Perret de 1927.

Ingénieur que rien ne destinait à cette carrière de « passeur de mots », Gabriel Rebourcet part travailler en Finlande, apprend le finnois et se passionne pour la littérature de ce pays. Il découvre les langues finno-ougriennes en même temps. Sa passion emporte tout sur son passage, et il dévoue tout son temps libre à la traduction du Kalevala parue en 1991 chez Gallimard, dans la collection « L’aube des peuples ». Que nous en dit-il ?
La voix des hommes épouse le tragique, le lyrique et le magique : denses récits, profusion de mots, puissance du mal, beauté des voix, le Kalevala révèle la genèse et le génie de l’homme dans le monde.
Lisez, lisez à voix haute : voici l’oeuvre immense d’un petit peuple.

Et en effet, l’histoire du barde Väinämöinen, magicien qui joue d’un instrument traditionnel, le kantele, et qui est lié à la tradition chamanique des peuples du Nord, nous entraîne dans des contrées peu familières. Le forgeron Ilmarinen occupe une place importante dans cette épopée, or l’on sait que les forgerons, alliant le fer et le feu, frayent avec les dieux… Petit extrait :
« mais où vas-tu, vieux Väinö,
par le large, enfant de la gane ? »

Väinö le vieux lui répond :
« je pars à la traque des oies
la traille des ailes diaprées,
je veux riper les becs baveux
aux goulets profonds du Saxon,
dans la plaine en roulis du large.

Anniki la belle nommée,
la fillette dit ces paroles :

« Je sais quand on me parle franc,
or je flaire un vilain jaseur !
Mon père allait d’autre manière,
naguère, mon parent de sang,
chasser sur les trousses des oies,
pour la traque des becquées rouges : »

Lorsqu’est paru le recueil de Pentti Holappa, en 1997, je n’ai pas été étonnée que ce soit le bouillant Gabriel qui l’ait traduit ! Ce poète finlandais qui écrit depuis 1950 devait figurer dans la collection « Poésie » de Gallimard, car les langues dites minoritaires se doivent d’être respectées et connues du grand public, il n’y a pas de raison à ce que l’on publie en majorité les anglo-saxons ! Merci à Gabriel Rebourcet ! Petit extrait :

Pentti Holappa : Les mots longs
Ainsi donc cependant que je m’avance par la plaine mon moi d’hier sommeille encore sur la paille et s’appuie à ton épaule. Revenu aujourd’hui, j’apprends à souffrir le doute, qui menace de sa destruction.

Je marche dans un paysage symbolique. Je vêts de mots l’angoisse que justifie
l’inévitable fuite et la mort incontournable, or les mots ne devraient pas nous vêtir mais le silence.

 

 

Passé minuit, ce soir-là en Arles, notre exaltation monta d’un cran, nous nous mîmes à parler du folklore finno-ougrien, de mes ancêtres chevauchant à cru les steppes d’Asie centrale, de toute cette tradition poétique si riche mais non traduite, dont il était tellement important de conserver des traces après l’uniformisation soviétique. J’avais appris, peu de temps auparavant, que l’usage des langues parlées parfois par 10 000 locuteurs seulement avait sauté une génération : c’étaient les grands-parents qui apprenaient aux petits-enfants à parler leur langue d’origine – mordve, yakoute, tchérémisse, vogoul, nenets, ostyak, etc. car leurs parents ne parlaient que le russe. Et c’est ainsi que – top là  ! – nous décidâmes de réaliser une anthologie de poésie sibérienne, dans notre état d’ivresse exalté.

Quelques temps après, chez un grand libraire parisien, voici ce que je trouve en rayon :

Chants ouraliens

Alors je me suis exclamée à voix haute : « Il l’a fait ! » et dans ma joie, j’ai acheté le volume. Hongroise d’origine, je suis fière d’appartenir à un peuple frère ou cousin de ces hommes, ouraliens et sibériens, aux traditions poétiques très anciennes. Il y a là des prières, des incantations pour guérir, des chants pour accompagner les noces ou les deuils, des poèmes mythiques et historiques… Tout ce fonds a été recueilli par des ethnologues qui sillonnaient les campagnes à la fin du XIXème siècle, comme le faisaient en Europe les poètes ou « folkloristes » pour préserver une culture menacée de disparition par l’industrialisation, la désertification ou les migrations de paysans vers les villes.

Petit extrait, une incantation mordve pour refermer une plaie :
Près du troupeau, guetteuse blanche,
une fille blanche est assise,
elle porte un corsage blanc,
entre ses mains, sur son giron,
elle coud son ouvrage blanc,
dans la main l’aiguille en métal,
dans le chas un fil de soie rouge.

Cette plaie je la couds, la ferme,
je la resserre cette plaie,
je mets fin au débord de sang,
le sang sur la main de Stiopan,

le sang sèche, le sang s’épuise,
et le tourment tantôt s’efface.

Le traducteur fait réellement oeuvre de « passeur », expliquant, commentant, annotant ces textes qui nous viennent de la nuit des temps. Une bibliographie très complète agrémente cette anthologie, pour ceux qui auraient envie d’explorer plus avant ces contrées littéraires escarpées mais enrichissantes comme des voyages le long de l’Ob ou de la Volga, voire des côtes de la mer Baltique.

Pas convaincus ? Attendez que je vous parle des traditions druidiques !