Dérives sur le Nil – Naguib Mahfouz
Un dépaysement géographique et psychologique
« L’Egypte est un don du Nil », a écrit Hérodote. Cairote, l’écrivain Naguib Mahfouz en a fait un lieu central de ses romans. Premier et unique écrivain de langue arabe à avoir reçu un Prix Nobel de littérature, Mahfouz est surtout connu pour ses premiers romans historiques ou pour sa trilogie du Caire où il célèbre le quartier qu’il habitait.
Ce court roman, paru en 1966, raconte l’histoire d’Anis, un fonctionnaire quadragénaire distrait qui se moque sans cesse de lui-même et trouve la vie absurde. Chaque soir, il rêve en contemplant le coucher du soleil, une baleine sort parfois la tête de l’eau à sa hauteur, il a des visions et pense à l’aube de l’humanité, à la grandeur de l’Egypte, à la reine Cléopâtre et les multiples étoiles dans l’infini de l’univers le consolent de ses avanies présentes. Ses amis qui pensent comme lui le rejoignent pour fumer le narguilé sur sa péniche amarrée au bord du Nil. Leurs dialogues alternent entre des potins commentés de façon ironique et inconséquente et des déclarations intempestives motivées par l’ivresse provoquée par le haschich. Tout se termine toujours par d’immenses éclats de rire. Ragab, le bel acteur aux multiples conquêtes, amène d’abord une jeune étudiante qui sera acceptée dans le groupe, puis une célèbre journaliste qui se dit sérieuse. C’est comme une provocation pour les amis. Suit un débat philosophique entre le sérieux, l’humour, l’absurde, l’amour, le sérieux de l’amour, l’absurdité de la vie, jusqu’au retour brutal à la réalité, alors que justement le haschich vient à manquer…
Le burlesque des dialogues laisse soudain place à des réflexions philosophiques, le tout entrecoupé de passages d’une poésie fulgurante. Cela crée un effet déroutant pour l’occidental cartésien que nous sommes : nous nous laissons bercer sur la péniche qui tangue dès que quelqu’un y monte ; le rituel du narguilé dont Anis ranime les braises et dont le vieil homme qui l’assiste, serviteur un brin factotum âgé et pieux à la fois désabusé et sage, vient régulièrement changer l’eau, nous est étranger et tout aussi exotique que les parfums lourds des fleurs et les ombres des palmiers sur la route.
Petit extrait :
Le narguilé circulait et les yeux se voilaient de sommeil. On porta le foyer sur le pont pour vider les cendres. La braise rougit, puis crépita, couronnée d’étincelles.Anis s’approcha du pont, pour humer l’air humide de la nuit. Il s’absorba dans la contemplation du feu, offert à son étrange magie. Il se dit que personne ne connaissait mieux le secret de la force que le delta du Nil.
Doit-on en conclure que les Egyptiens sont enclins à se moquer de tout, et avant tout d’eux-mêmes, face à l’absurdité de leur vie dans les années soixante ? C’est en tout cas ce que semble nous dire Naguib Mahfouz dans cette fable à l’humour grinçant.